Avec nous on sera vingt-sept

Le Matricule des Anges

Article paru dans Le Matricule des Anges N° 018
décembre 96-janvier 97
par Thierry Guichard

Des bribes de discussions, des lambeaux de pensées, des miettes de gâteaux et des taches de vin : une fête entre amis selon Elisabeth Jacquet.

Le cinquième roman d’Élisabeth Jacquet nous convie à une fête parisienne entre amis, à l’occasion de l’anniversaire de Fadie. La musique (house) déverse ses décibels tant que les couples dansent, mais on a pris la précaution de mettre un mot d’excuse dans l’ascenseur. Des invités arrivent en retard, certains ont eu du mal à se garer. D’autres amènent des cadeaux (« oh la la! vous êtes fous il ne fallait pas »), des corps se vautrent dans les coins des pièces, on parle de tout, de rien, on renverse des verres, les mégots se mélangent à des mélanges d’alcool, la nuit arrose le monde d’une pluie d’été.
Le réalisme d’Élisabeth Jacquet ne dépaysera que ceux qui n’ont jamais connu ce genre de situation. C’est dire que chacun, dans sa lecture, aura le sentiment du déjà vu, du c’est-bien-comme-ça-que-ça-se-passe. Pourtant, l’auteur ne décrit pas, ne raconte pas : elle nous donne à entendre, elle nous fait voir. Avec nous on sera vingt-sept s’ouvre comme un puzzle. Les pièces successives ne coïncident pas entre elles directement. Une discussion est entrecoupée par l’arrivée de nouveaux venus, par l’irruption d’un plat, par une scène qui se déroule sur la piste de danse. La page abrite parfois deux colonnes de texte : discussions anodines (« Vous aussi vous avez des bougies désodorisantes? Tout le monde en a maintenant! ») gravées sur la colonne de droite, pensées intimes, intérieures sur celle de gauche (« La guerre ne me fait aucun effet. Ça peut m’arriver de pleurer une fois devant une atrocité/ après ça passe/ ce n’est pas de l’indifférence c’est autre chose de plus fort/ une amnésie permanente. »).
De ce travail perecquien, monte une réelle gravité. Les mots qui s’échangent, confrontés à ceux qui se taisent, découpent de véritables failles où tout se joue : le désir, l’angoisse, le questionnement identitaire. Chacun semble renvoyé à sa solitude et tente d’expliquer comment il la comble ou ne la comble pas : Xavier a bâti sa personnalité autour de sa voiture, Fadie autour de ses amis, Ingrid « s’éclate » grâce à son bébé. Élisabeth Jacquet ébauche quelques inventaires (noms de poissons, d’îles, les paris que l’on se fait) comme si le monde pouvait s’appréhender de l’extérieur. Mais les inventaires s’estompent, restent les désirs bafoués : « Mais prends-moi dans tes bras! /… / Lâche-moi ». Les paroles s’espaceront avec le départ des invités. Le vide reprendra ses droits, le divertissement aura cessé.
Dans ce bric-à-brac de paroles, minées d’expressions toutes faites, de slogans publicitaires, de mots-paravents, Élisabeth Jacquet parvient à creuser un puits profond. Ce qu’on y puise, c’est une sensibilité grave qui tente de ne pas se prendre au sérieux, c’est le désir lancinant d’être enfin aimé, ce sont les bouées du souvenir auxquelles on s’accroche avec l’image de l’amour maternel : « Et le rouge de ta bouche est la couleur de mon avion /ma mère agitant son mouchoir- /a’voir a’voir! Je pars! – quand à chaque tour je passe devant elle, / chaque fois revenu d’un pays lointain, / elle toujours à ce point précis du cercle, immobile / Promesse : je peux donc atteindre les plus hautes altitudes, accomplir / le tour de la terre, sans jamais la perdre de vue ». Pour forer la langue de tous les jours, de toutes les fêtes, de tous les abrutissements, il est patent qu’Élisabeth Jacquet convoque la poésie.
En fin de partie, Fadie apporte le gâteau au chocolat qu’elle a confectionné. John aurait préféré des noix à la place des fruits confits. Nul doute qu’Élisabeth Jacquet lui donne raison : les fruits confits racolent avec leur couleur et leur sucre; les noix, elles, sont le coeur secret qu’il faut aller cueillir.

Avec nous on sera vingt-sept
Élisabeth Jacquet

Comp’Act
138 pages

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