Le roman tend naturellement et il doit tendre à sa propre élucidation.
Alors que le récit véridique a toujours l’appui, la ressource d’une évidence extérieure, le roman doit suffire à susciter ce dont il nous entretient. C’est pourquoi il est le domaine phénoménologique par excellence, le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ; c’est pourquoi le roman est le laboratoire du récit.
L’exploration de formes romanesques différentes révèle ce qu’il y a de contingent dans celle à laquelle nous sommes habitués, la démasque, nous en délivre, nous permet de retrouver au-delà du récit fixé tout ce qu’il camoufle ou qu’il tait, tout ce récit fondamental dans lequel baigne notre vie entière.
La recherche de nouvelles formes romanesques dont le pouvoir d’intégration soit plus grand, joue donc un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d’exploration et d’adaptation. Le romancier qui se refuse à ce travail, ne bouleversant pas d’habitudes, n’exigeant de son lecteur aucun effort particulier, ne l’obligeant point à ce retour sur soi-même, à cette mise en question de positions depuis longtemps acquises, a certes, un succès plus facile, mais il se fait le complice de ce profond malaise, de cette nuit dans laquelle nous nous débattons. Il rend plus raides encore les réflexes de la conscience, plus difficile son éveil, il contribue à son étouffement, si bien que, même s’il a des intentions généreuses, son oeuvre en fin de compte est un poison.
L’invention formelle dans le roman, bien loin de s’opposer au réalisme comme l’imagine trop souvent une critique à courte vue, est la condition sine qua non d’un réalisme plus poussé.
Je n’écris pas des romans pour les vendre, mais pour obtenir une unité dans ma vie ; l’écriture est pour moi une colonne vertébrale ; et, pour reprendre une phrase d’Henry James : “Le romancier est quelqu’un pour qui rien n’est perdu.”
Or, si le romancier publie son livre, cet exercice fondamental de son existence, c’est qu’il a absolument besoin du lecteur pour le mener à bien, comme complice de sa constitution, comme aliment dans sa croissance et son maintien, comme personne, intelligence, et regard.
Certes, il est lui-même son propre lecteur, mais un lecteur insuffisant, qui gémit de son insuffisance et qui désire infiniment le complément d’un autrui et même d’un autrui inconnu.
Pour que ma voix puisse durer, il lui est absolument nécessaire d’être soutenue par son propre écho. Et les amis, les connaissances n’y suffisent point, il faut que de l’espace blanc, de la foule mère d’inquiétude et de perdition, vienne, ne serait-ce que très ténue, cette consolation, cet encouragement.
Ce n’est pas seulement par passages que le roman peut et doit être poétique, c’est dans sa totalité.
A tous les niveaux de cette énorme structure qu’est un roman, il peut y avoir style, c’est-à-dire forme, réflexion sur la forme, et par conséquent prosodie.
Michel Butor – Essais sur le roman